Nigara Shaheen pendant son entraînement de judo au Toronto Pan Am Sports Centre à Toronto, Ontario, Canada, le 19 janvier 2023. © HCR/Cole Burston

Par Levon Sevunts | 19 Juin 2023


Nigara Shaheen était seulement une enfant quand ses parents ont été forcés de fuir l’Afghanistan en 1994 pour échapper à une guerre civile qui ravageait le pays. Dans le secret le plus complet, ils ont parcouru de dangereux chemins de montagnes avant de pouvoir atteindre la sécurité dans le Pakistan voisin.  

« Ils ont marché pendant deux jours et deux nuits. J’étais âgée de six mois, alors je ne sais pas ce qu’ils ont dû traverser, mais je sais que cela a été vraiment difficile », dit Nigara, qui parlait de sa chambre d’étudiante dans Scarborough, en banlieue de Toronto.   

L’athlète olympique de judo âgée de 29 ans connait une chose ou deux sur la façon de faire face à l’adversité. Nigara a grandi au Peshawar dans le nord-ouest du Pakistan et elle a vu ses parents lutter pour s’adapter à leur vie de réfugiés. Ils ont travaillé fort afin subvenir aux besoins de leur famille et redonner à la communauté.   

« Ma mère est une féministe, elle est une activiste, et à partir de ce moment-là, elle a travaillé pour la prochaine génération en Afghanistan, en émancipant les femmes, spécialement les filles », raconte Nigara. « Mon père écrivait des articles sur différents sites internet afin que nous puissions avoir une source de revenus pour nos études ». 

Ils ont aussi encouragé leurs enfants à poursuivre leurs passions. Pour Nigara, c’étaient les arts martiaux, spécialement le judo, qu’elle a commencé à pratiquer à l’âge de 11 ans. Nigara a rapidement progressé et elle était déjà un membre de l’équipe de la province de Peshawar au moment de sa graduation à l’école secondaire.  

Nigara Shaheen pendant son entraînement de judo au Toronto Pan Am Sports Centre à Toronto, Ontario, Canada, le 19 janvier 2023. © HCR/Cole Burston

Les parents de Nigara voulaient qu’elle et ses frères et sœurs obtiennent un diplôme universitaire, mais la famille ne pouvait se permettre de payer les droits de scolarité au Pakistan. Pendant ce temps, des changements importants prenaient place en Afghanistan, offrant de nouvelles opportunités en éducation.  

Nigara applique pour une bourse d’excellence offerte par l’Ambassade des EUA à Kabul pour étudier à l’Université Américaine de l’Afghanistan. Presque 18 années après avoir fui l’Afghanistan, Nigara et sa famille sont retournés dans leur pays d’origine afin de commencer le prochain chapitre de leur vie.  

Il n’y avait aucune autre femme judoka dans son gymnase, ce qui rendait difficile un entraînement approprié. Dans une société où les femmes et les hommes ne sont pas supposés se mêler librement, et encore moins de combattre entre eux, Nigara doit faire face aussi aux injures constantes. Ses parents l’ont – chacun à leur tour – accompagnée à ses séances d’entraînement deux fois par jour afin d’assurer sa sécurité physique. Mais ils étaient impuissants pour arrêter l’intimidation et le harcèlement dont Nigara était la victime sur la toile.  

« J’étais vraiment victime de harcèlement et de cyber-harcèlement », dit Nigara, « même les membres de ma proche parenté ont critiqué ma mère: comment peux-tu aller au gym et regarder ta fille se battre avec des hommes »?  

Après avoir été diplômée de l’Université Américaine de l’Afghanistan, Nigara commence à travailler au Ministère afghan de la Finance mais elle a dû renoncer à son poste afin de participer en 2017 aux Championnats du judo asiatique à Hong Kong.  

Nigara Shaheen s’entraîne avec une coéquipière au Toronto Pan Am Sports Centre à Toronto, Ontario, Canada, le 19 janvier 2023. © HCR/Cole Burston

« Comme à l’habitude, je me trouvais dans une situation où je devais choisir entre les deux – soit les sports, soit mon emploi ».  

Nigara voulait aussi continuer ses études et obtenir un diplôme de maitrise, elle a donc commencé à chercher des opportunités autour du monde. Éventuellement, elle a obtenu une bourse en commerce international de l’Université fédérale de l’Oural à Ekaterinbourg, en Russie.  

À première vue, étudier en Russie faisait beaucoup de sens car le pays a des traditions de combat les plus importantes au monde et une équipe puissante de judokas féminins. Mais Nigara découvre assez tôt que le fait d’être une étrangère signifie qu’elle ne pouvait accéder au même niveau d’entraînement et de ressources.  

« Les choses ne correspondaient pas à mes attentes, » dit-elle. « Je me suis entraînée dans différents clubs de judo et partout j’étais la bienvenue mais le gymnase où je suis allée n’était pas accueillant ».  

Nigara n’allait cependant pas abandonner. Elle se présentait chaque matin au gymnase même si elle ne se sentait pas la bienvenue.  Finalement, elle aura complété trois compétitions majeures: Ekaterinbourg Grand Slam en 2019, le Düsseldorf Grand Slam en 2020 et le Kazan Grand Slam en 2021.  

« Je n’avais même pas l’uniforme de judo approprié pour compétitionner, je n’avais même pas de numéro de dossard et j’étais complètement seule. J’ai dû perdre cinq kilos en deux semaines. Tu sais, la seule façon pour moi de le faire était de m’affamer. J’avais besoin de compétitionner peu importe si la situation était terrible ».  

Nigara Shaheen pratiquant un lancer de judo avec une coéquipière au Toronto Pan Am Sports Centre à Toronto, Ontario, Canada, le 19 janvier 2023. © HCR/Cole Burston

La persévérance de Nigara et ses compétences athlétiques ont attiré l’attention de la Fédération Internationale de Judo (JIF). Nicolas Messner, directeur des médias et du programme Judo pour la Paix, raconte que lorsqu’il a été mis au fait de la situation de Nigara, l’organisation construisait alors son équipe d’athlètes réfugiés et il a décidé de l’inclure.    

« Pendant plusieurs années, à travers le Programme judo pour la paix de la JIF et l’équipe de réfugiés de la JIF, nous avons été capables de soutenir des réfugiés du point de vue académique et sportif.   

« Les réfugiés n’ont pas demandé de se retrouver dans leur situation, et c’est notre devoir de donner des chances égales à chacun ». Dès le début de l’année 2021, Nigara reçoit un courriel de la JIF l’informant qu’elle a été sélectionnée pour faire partie de l’équipe de réfugiés aux Jeux Olympiques 2020 de Tokyo.  

Avec les restrictions dues à la pandémie qui limitaient l’accès à l’entraînement, Nigara transforme sa petite chambre d’étudiante en un gym improvisé, utilisant des bouteilles d’eau pour faire office de poids.   

« Je ressentais une profonde fierté parce que de cet espace étroit, je suis allée aux Olympiques », raconte Nigara.  

Les débuts aux Olympiques de Nigara ont été cependant de courte durée à cause d’une blessure sévère à l’épaule qui a nécessité une intervention chirurgicale au Japon.  

Mais des nuages encore plus menaçants s’accumulaient au-dessus d’elle à la maison. Sa famille a été de nouveau forcée de quitter vers le Pakistan à cause de l’insécurité grandissante en Afghanistan.    

Nigara Shaheen pendant son entraînement de judo au Toronto Pan Am Sports Centre à Toronto, Ontario, Canada, le 19 janvier 2023. © HCR/Cole Burston

La participation de Nigara aux Jeux Olympiques a aussi fait les nouvelles au Pakistan. Des photos de Nigara en combat sans porter le voile islamique traditionnel a causé un tollé dans le voisinage plutôt conservateur et même parmi les membres de sa parenté.   

La mère de Nigara l’a avisée de ne pas dire à personne qu’elle revenait au Pakistan. Quand elle est finalement revenue, elle a été confinée à sa maison à cause du contrecoup. 

« Je pouvais sortir seulement pendant la nuit », se rappelle Nigara. « J’avais peur. J’utilisais un masque afin que personne de sache qui j’étais ».  

Incapable de travailler, d’étudier ou de s’entraîner et constamment inquiète pour sa sécurité, Nigara demande l’aide de la Olympic Refuge Foundation (ORF) et du HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés.  

Gonzalo Barrio, le gestionnaire du programme des athlètes réfugiés à l’ORF, dit avoir auparavant travaillé avec l’Entraide Universitaire du Canada (EUMC/WUSC) pour la réinstallation de James Chiengjek, Paulo Lokoro et Rose Nathike, qui étaient membres de l’équipe Olympique des réfugiés à Tokyo en 2020. Ils avaient l’opportunité de sélectionner un autre athlète pour le programme.  

« Nigara était la candidate parfaite car elle avait déjà un diplôme universitaire, était membre de l’équipe à Tokyo et se trouvait dans une situation difficile au Pakistan », dit Barrio. « Il était clair qu’elle ne pourrait pas pratiquer son sport dans ces conditions ».   

De plus, Nigara pouvait compter sur le soutien de sa tante qui se trouvait déjà au Canada, ajoute-t-il.  

« La Olympic Refuge Foundation s’engage à continuer d’offrir des opportunités de réinstallation pour des athlètes réfugiés qui n’ont pas de voie accessible à la citoyenneté dans leur pays d’accueil et nous sommes en discussion avec l’EUMC et le comité national olympique du Canada afin de s’assurer que ce projet soit pérenne », dit Barrio.    

Avec l’aide de l’ORF et du HCR, Nigara a trouvé une voie d’accès pour venir au Canada à travers un programme offert par l’EUMC. 

Nigara Shaheen étudie à la bibliothèque dans le cadre de son programme d’études supérieures en développement international au Centennial College à Toronto, Ontario, Canada, le 31 janvier 2023. © HCR/Cole Burston

Andrée Ménard, spécialiste des solutions durables à l’EUMC, a interviewé Nigara en février 2022. Mme Ménard raconte que Nigara l’a impressionnée par sa curiosité et son enthousiasme pour l’apprentissage et l’exploration de nouveaux horizons en dépit des défis potentiels.  

« Elle croyait avec force dans le pouvoir du sport pour l’amélioration de la santé mentale. Nigara était aussi intéressée à promouvoir l’engagement des filles dans les sports et développer des initiatives sportives pour les personnes réfugiées et les communautés d’accueil », raconte Mme Ménard. 

Nigara a déjà commencé à remplir cette promesse. Pendant ses temps libres, entre les études au Centennial College dans un programme d’études supérieures en développement international et l’entrainement quotidien de judo, Nigara fait du bénévolat en ligne avec de jeunes femmes et jeunes filles en Afghanistan. Elle leur enseigne l’anglais et le judo lors de classes en ligne privées.  

Nigara reconnaît qu’elle s’est donnée des objectifs ambitieux pour l’avenir, dont celui de tenter de nouveau sa chance aux Olympiques.   

« Pour le moment, je me concentre sur Paris en 2024. Je veux vraiment performer à Paris », dit Nigara. « Je veux terminer mes études et bien entendu, devenir indépendante. Je veux avoir mon propre appartement et me stabiliser un peu ». 

À long terme, Nigara dit qu’elle veut redonner à la communauté judoka.  

« Je veux aider les personnes réfugiées à travers le sport parce que quand j’étais une réfugiée, c’était un lieu sûr pour moi. Le sport m’a aidée à me trouver moi-même ». 

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