Un réfugié sud-soudanais est assis devant son abri dans le site de Bidibidi

Un réfugié sud-soudanais est assis devant son abri dans le site de Bidibidi, en Ouganda, en novembre 2019. Sa femme a été diagnostiquée comme souffrant de troubles bipolaires au Soudan du Sud en 2012, et elle s’est suicidée en exil. © HCR/Rocco Nuri

Pieter Ventevogel, responsable de la santé mentale au HCR, déclare que la crise de Covid-19 a marqué un tournant pour de nombreux réfugiés en détresse. Mais cette crise est aussi une opportunité.

Par Tim Gaynor 


Le psychiatre Pieter Ventevogel dirige l’action du HCR en matière de santé mentale depuis six ans, une période durant laquelle le nombre de personnes déracinées par les conflits et les persécutions a atteint le chiffre sans précédent de 79,5 millions, parmi lesquelles 26 millions de réfugiés. Il s’est entretenu avec notre collègue Tim Gaynor, responsable du site Internet du HCR, à Genève, pour évoquer la question de la santé mentale des réfugiés et de l’impact de la pandémie de Covid-19.


Quel était la situation en matière de santé mentale des réfugiés avant la pandémie actuelle ?​

Il y a des variations, mais nous pouvons utiliser les estimations de l’Organisation mondiale de la santé. Une personne sur cinq – 22,1% – de la population adulte dans les zones touchées par la guerre souffre de problèmes de santé mentale. Nous n’avons pas de données concernant les enfants, mais nous pouvons supposer que ce chiffre est encore un peu plus élevé, car les enfants sont plus vulnérables. Selon d’autres études, ce niveau de référence est environ deux à trois fois plus élevé que celui de la population en général.

Beaucoup de gens imaginent que le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) est le trouble le plus répandu chez les réfugiés, mais ce n’est certainement pas le seul problème de santé mentale auquel ils font face, et nous y sommes confrontés moins souvent que ce à quoi on pourrait s’attendre. Beaucoup de personnes ont à faire face à des expériences difficiles dans leur pays d’origine, ou durant leur fuite, des expériences violentes, et ce même dans le pays d’asile. Mais le SSPT constitue une pathologie bien spécifique, et, lorsque nous parlons de la santé mentale des réfugiés, nous devons aller au-delà de cette seule problématique.

Les maux les plus courants sont en réalité la dépression et l’anxiété. La dépression est souvent liée à une perte – celle d’un être cher, d’un foyer, d’un emploi, d’un statut social ou d’un cercle social. Les personnes qui en souffrent n’ont plus aucun espoir pour l’avenir. Il est possible d’atténuer ce problème dans une certaine mesure lorsque des opportunités de développement personnel sont offertes, mais, dans de nombreux cas, les réfugiés se retrouvent dans une situation incertaine, attendant simplement que quelque chose se passe. Les solutions ne sont pas faciles à trouver, et les gens peuvent perdre tout espoir de voir leur vie s’améliorer.

Au fil du temps, nous constatons également que la proportion de personnes souffrant de graves problèmes de santé mentale, comme la schizophrénie ou les troubles maniaco-dépressifs, est en augmentation. Nous ne savons pas exactement pourquoi – on ne devient pas schizophrène suite à un déracinement – mais il existe peut-être une vulnérabilité sous-jacente, soit au niveau du développement, soit au niveau biologique, qui peut se manifester dans certaines conditions. Lorsque le mécanisme de défense de ces personnes s’effondre, elles peuvent développer des symptômes. Dans les contextes de crise humanitaire, les personnes souffrant de graves problèmes de santé mentale courent un risque élevé de maltraitance et de négligence. C’est tout simplement inacceptable.

Comment cette situation a-t-elle évolué depuis le début de la pandémie ?​

Avant la pandémie, la santé mentale des réfugiés était une question peu prioritaire et très négligée. Aujourd’hui, nous faisons face à une crise de grande ampleur. De nombreux réfugiés voient leurs perspectives d’avenir s’effondrer. Les problèmes qui les ont poussés à fuir leur pays ne sont pas résolus et ils ne peuvent pas rentrer chez eux. En outre, les nombreux réfugiés qui survivaient dans leur pays d’asile grâce à l’économie informelle ont aujourd’hui perdu leurs moyens d’existence. Ils sont confrontés à un manque de solutions, car les possibilités de réinstallation ont diminué avec la pandémie. Les gens sont inquiets pour leur santé, ne sachant pas quand la pandémie va se terminer et comment ils peuvent vraiment se protéger.

Voir aussi: La pandémie de Covid-19 génère un « désespoir généralisé » parmi les réfugiés ; le HCR appelle à un soutien urgent pour les soins de santé mentale

Ces facteurs de stress additionnels peuvent encore être relativement gérables pour la plupart des gens. Mais si vous vivez déjà en marge, cela peut constituer un élément déclencheur de problèmes psychiques. Ce désespoir croissant se manifeste par une augmentation des appels aux lignes d’assistance téléphonique de la part de réfugiés qui ont vraiment peur ou sont en colère, ainsi que de personnes qui ne voient pas d’issue et pensent « peut-être devrais-je mettre fin à ma vie. » Nous constatons également une augmentation des tentatives de suicide en Ouganda et au Kenya, en particulier chez les jeunes. Pour moi, ce sont là des indicateurs des tensions sous-jacentes.

Il est difficile de connaître l’ampleur de ce phénomène, car la pandémie a également un impact sur la volonté des gens de se faire soigner. Dans de nombreux endroits, les réfugiés hésitent à se rendre dans les centres de santé car ils les perçoivent comme des lieux où l’on peut tomber malade plutôt que guérir. Cette montée du désespoir et la diminution du nombre de personnes qui demandent de l’aide pour des problèmes de santé mentale sont inquiétantes. Nous sommes aujourd’hui face à une crise qui peut dégénérer.

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La psychologue jordanienne Manar Bashara anime une séance de psychothérapie dans une clinique de santé mentale du camp de réfugiés d’Azraq, gérée par le HCR et l’International Medical Corps. Chaque jour, elle reçoit environ cinq personnes. © HCR/Lilly Carlisle
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Rita Brown, réfugiée ougandaise et instructrice de yoga, prend une pose de yoga à l’extérieur de son logement dans le camp de Kakuma, au Kenya. © HCR/Samuel Otieno
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David Marín Cabrera est un réfugié vénézuélien et un psychologue vivant à Cuzco, au Pérou. Il aide ses compatriotes vénézuéliens à gérer le stress de la vie en confinement grâce à des séances de conseil en ligne bihebdomadaires. © HCR/Regina de la Portilla
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Myshara, 13 ans, une réfugiée rohingya du Myanmar, anime un groupe d'enfants qui apprennent à parler de leurs problèmes dans le cadre d'un programme de santé mentale au camp de Kutupalong au Bangladesh. © HCR / Will Swanson

Que fait le HCR en ce moment pour aider ceux qui en ont besoin ?​

L’une des priorités est de fournir des conseils sur la manière de faire face au stress lié au Covid. Nous proposons des exercices de respiration et des techniques de résolution de problèmes. En raison de leur situation, les réfugiés n’ont souvent que peu de possibilités de prendre soin d’eux-mêmes. Ils vivent dans des logements exigus, ils doivent sortir pour trouver de quoi vivre, et ont donc moins le temps de faire des exercices de respiration ou de recourir à des techniques de résolution de problèmes pour se calmer, car leur situation ne les y invite pas. Mais il est tout de même important de faire passer ces messages sur les moyens de surmonter les difficultés.

Nous formons également le personnel qui travaille auprès de ces personnes en détresse. Il peut s’agir de n’importe quel intervenant. Cela peut être un collègue chargé de la protection, mais cela peut aussi être quelqu’un qui travaille dans le domaine des abris ou des allocations en espèces en milieu urbain, car ils sont amenés à interagir avec des réfugiés qui sont de plus en plus frustrés, en colère et anxieux. La façon dont l’interaction se déroule peut avoir un effet sur le bien-être de la personne. Si vous lui donnez le sentiment qu’elle est écoutée, que vous comprenez les émotions qu’elle ressent, alors cela peut déjà l’aider à gérer la situation. Il ne s’agit pas pour tous de faire un travail de thérapie psychologique, mais simplement de prendre davantage conscience de soi en tant que moyen de promotion d’un certain bien-être.

Certaines personnes ont évidemment besoin d’une assistance psychologique spécialisée et individuelle. Durant la crise de Covid, nous avons essayé d’en élargir l’offre, d’augmenter le nombre d’assistants autant que possible, mais aussi de changer le mode de prestation, en passant d’un contact en face à face à un entretien par téléphone. La téléconsultation n’est pas une nouveauté, mais son utilisation a été intensifiée pendant la pandémie, parce que nous y avons été contraints.

Nous avons appris que beaucoup d’obstacles que nous pensions pouvoir rencontrer peuvent en réalité être surmontés. Il est possible de proposer une aide psychologique de bonne qualité par téléphone, même si ce n’est pas l’idéal. Cela fonctionne mieux lorsque les gens se connaissent déjà, parce que la relation est déjà établie. Mais les possibilités de faire ce genre de travail en ligne sont beaucoup plus grandes que je ne le pensais. Il ne s’agit pas seulement de dispenser une aide aux bénéficiaires, mais aussi de superviser le travail des partenaires locaux. Tout cela est faisable.

Nous avons évoqué le cas de psychologues vénézuéliens déracinés qui offrent des services de psychothérapie en ligne à d’autres réfugiés. De même, un réfugié ougandais au Kenya enseigne le yoga en ligne pour aider les gens à se détendre. Quelle est la place de ces initiatives menées par des réfugiés ?

Elles sont très importantes. Si vous pouvez amener des réfugiés à en aider d’autres, vous faites d’une pierre deux coups. D’une part, vous apportez une assistance aux personnes qui en ont besoin, mais, d’autre part, vous permettez aux réfugiés de se prendre en charge eux-mêmes et vous les rendez moins dépendants des interventions externes. Nous y voyons un réel potentiel, qui pourrait être vraiment renforcé. Il ne s’agit pas de laisser les réfugiés livrés à eux-mêmes. Il s’agit vraiment de travailler avec les réfugiés afin de renforcer leur potentiel pour aider les autres.

Les intervenants communautaires sont des réfugiés formés aux premiers secours en matière de santé mentale, et leur rôle est de plus en plus important. Par exemple, en Tanzanie, nos partenaires réfugiés prennent en charge plus de personnes qu’ils ne le font habituellement. Ils ont assumé des responsabilités supplémentaires et sont encadrés par des psychologues professionnels au téléphone lorsqu’ils ne peuvent pas accéder aux camps. Nous menons des actions similaires dans de nombreux autres pays, au Bangladesh, en Jordanie, au Liban et en Irak, ainsi qu’en Ouganda et au Kenya.

Nous pourrions faire plus, mais il faudra investir. Il s’agit d’investir dans les personnes et les méthodologies, de former les gens, de superviser les gens, de s’assurer que les ressources d’auto-assistance sont disponibles. Il y a beaucoup à y gagner. Et c’est formidable de voir que cela prend de l’ampleur.

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De quel soutien avez-vous besoin pour continuer à assurer cette aide ?​

Soyons clairs. L’élément clé pour lutter contre les problèmes psychologiques réside dans la résolution des circonstances qui en sont la cause – les guerres, les persécutions, les vies perdues et celles qui sont en suspens. C’est dire que la psychothérapie n’est pas la réponse à tout, car cela signifierait que le problème est simplement dans la tête des gens. Les réfugiés ont besoin de solutions durables. C’est la clé.

En attendant, nous devons renforcer la capacité d’action, la possibilité pour les gens de se sentir maîtres de leur propre vie. Si une aide psychologique peut les aider à retrouver ce sentiment, alors il s’agit là d’une avancée importante. Pour ce faire, nous avons besoin de financements supplémentaires afin d’intégrer les questions de santé mentale dans le cadre plus vaste des opérations humanitaires. Nous sommes confrontés à une crise, mais c’est aussi une opportunité. Nous pouvons en fait en profiter pour rendre la prestation des services de santé mentale plus efficace à l’avenir. Mais dans l’immédiat, nous avons besoin de tous les appuis possibles. Le HCR ne peut pas y parvenir seul.

Nous avons besoin de davantage de partenaires pour nous aider. Le rêve serait de disposer d’une organisation internationale de financement et de partenariat, comme le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, ou le fonds mondial Education Cannot Wait, qui vise à améliorer la prestation des services éducatifs. Ne serait-il pas formidable de disposer d’un fonds mondial pour la santé mentale dans le cadre duquel nous pourrions réellement renforcer notre action ?

Nous espérons également que les grands bailleurs de fonds institutionnels, y compris les banques de développement qui ne travaillent traditionnellement pas dans le cadre humanitaire, prendront le relais et reconnaîtront l’importance de la santé mentale pour l’avenir des sociétés, afin que celles-ci puissent compter sur des populations résilientes et en bonne santé mentale, en vue d’un développement à long terme.

Nous devons intégrer la santé mentale dans les efforts de consolidation de la paix et de reconstruction. Il ne s’agit pas seulement de reconstruire les infrastructures matérielles, il s’agit aussi d’aider les gens à vivre à nouveau ensemble.

Quels sont les coûts humains si l’on ne progresse pas dans cette voie ?

Une augmentation évitable des souffrances humaines.

Si on ne prend pas en compte le bien-être des populations déracinées de manière holistique, les effets seront indirects, intergénérationnels. Cela entraînera des souffrances individuelles et se traduira également par des problèmes de société.

Il y aura des conséquences sur l’éducation des enfants. Les parents souffrant de problèmes de santé mentale sont moins à même de s’occuper de leurs enfants, ils ont tendance à se replier sur eux-mêmes. Sur le plan économique, cela affectera la productivité car les gens ne pourront pas travailler à leur plein potentiel.

L’investissement dans la santé mentale a un coût, mais d’un point de vue sociétal, il y a un retour sur cet investissement. Les gens sont plus productifs, ils sont moins souvent malades. Tout investissement que nous faisons aujourd’hui dans la santé mentale sera remboursé au centuple.

Publié par le HCR, le 10 octobre 2020.

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